Choses lues/vues

Propos de Robert Abirached recueillis par Sylvie Roques (CETSAH) le 1er septembre 2008… [Cairn.info]

Nous avons le sentiment aujourd’hui que le sens du théâtre se brouille. Est-ce – comme l’indique Régis Debray – lié à la suprématie des « technologies de présence immédiate », qui ont supplanté les techniques de représentation  ?

Il faut noter d’abord que le théâtre a perdu la place centrale dans la société et dans la hiérarchie des arts qu’il a longtemps occupée en Occident : considéré comme le genre roi au xixe siècle, tant en littérature que dans le domaine du spectacle, il a vu cette prééminence s’éroder au lendemain de la dernière guerre mondiale, jusqu’à disparaître dans les années 70. Et cela pour de multiples raisons. La première et la plus évidente tient à la multiplication des lieux et des techniques de représentation, parallèlement à l’émiettement d’un public qui a perdu toute homogénéité. D’une société hiérarchisée et affichant des valeurs communes on est passé à une multiplication des groupes et des modes de vie, avec un instrument puissant de réduction des différences, omniprésent, producteur d’idées et de sentiments universellement imposés : il s’agit évidemment de la télévision, qui non seulement balise la totalité de l’espace social, mais qui use, ce faisant, de techniques de représentation absolument antithétiques à celles qui fondent les codes de la théâtralité.

L’image de télévision se suffit à elle-même : elle ne renvoie pas à une réalité dont il s’agit de dévoiler les contradictions et les mouvements, comme au théâtre, mais elle crée un substitut de réalité qui s’interpose entre le spectateur et le monde. Elle invente de nouvelles hiérarchies morales et sociales, confère ou retire une existence publique à ce qui entre ou non dans le moule de ses formats. Ses méthodes et ses techniques, qui ont à voir avec la publicité et la diffusion des marchandises, contaminent de proche en proche tous les domaines de la vie collective et s’imposent aujourd’hui jusqu’en politique : je parle ici du langage télévisuel, qui pénètre partout et dicte ses schémas de communication en tout lieu et tout pays. D’avoir déshabitué le public des protocoles de représentation en usage dans le théâtre n’empêche nullement la télévision, avec ses propres normes, d’ouvrir ses spectateurs sur le monde, de se prêter à de nouvelles formes de pédagogie, de se constituer en art autonome. Elle n’en est pas moins inapte à se substituer au théâtre, qui repose sur la division des personnes et des actions, qui agit par simulacre, qui ne quitte jamais le monde du jeu, agrandissant ou ramenant à leur nudité première la matière et le tissu des images qu’il propose. Je dirais donc, en faisant écho à Régis Debray, que les « technologies de présence immédiate » possèdent leur propre système de représentation, qui tend à s’imposer dictatorialement.

Cela étant dit, n’oublions pas ce que certains s’obstinent à cacher ou à nier : le théâtre demeure fortement présent, soit comme une « discipline » de l’imaginaire, qui fascine beaucoup de jeunes à leur entrée dans le monde, soit comme un instrument de haute pédagogie tourné vers la lecture du monde, soit, plus simplement et plus conformément à ce qu’on attend de lui, comme un lieu où continuent à affluer des spectateurs, où les « connaisseurs » sont de plus en plus nombreux : on distingue alors des micro-publics, dont chacun a des exigences et des appétits particuliers, qui ne communiquent pas forcément entre eux, et la présence active, à Paris et en province, dans les salles de théâtre et dans les lieux investis par les diverses pratiques du spectacle, d’un public constamment renouvelé. Il convient, par conséquent, de parler avec prudence du déclin d’un art qui n’a pas disparu de l’horizon des sociétés occidentales et qui est, pour ainsi dire, en suspens entre son passé et son avenir.

Au-delà de toutes ces difficultés, pensez-vous qu’il existe une inadaptation du théâtre aujourd’hui à exprimer la crise moderne ?

Ne craignons pas d’enfiler des vérités d’évidence. Il va de soi que toute société produit un langage qui lui appartient en propre, nourri de références particulières, d’expériences collectives, de traces d’événements ou de rêveries, tout cela traduit dans les divers registres de la parole : en mots, en métaphores, en façons de s’exprimer, etc. Ajoutons à cela les préoccupations propres à chaque moment de l’Histoire, l’écho des disputes et des débats qui nourrissent alors la culture commune, et nous aurons un peu précisé ce qui constitue le « contemporain » ou le « moderne » (ce n’est pas tout à fait la même chose). Il y a donc, pour le théâtre encore plus peut-être que pour les autres arts, une nécessité absolue de trouver un registre d’expression capable de traduire le monde tel qu’il est ou tel qu’il change, en consonance étroite avec les manières de sentir et de dire du public auquel il s’adresse. En d’autres termes, il est périlleux de prétendre en ce début de siècle user de la même rhétorique scénique, des mêmes techniques de jeu, du même langage plastique que cinquante ans plus tôt : l’instrument d’écriture et de composition dont ont pu user Giraudoux, Montherlant, Sartre ou Camus risque fort d’avoir perdu de son efficacité à l’orée du siècle suivant, de la même manière que ces écrivains eux-mêmes ne pouvaient écrire, pour se faire entendre, comme Corneille ou Goldoni. Ce qui ne veut pas dire que les arts doivent courir après les usages de leur époque : ils sont au contraire constamment requis d’inventer un langage nouveau, qui s’adresse au monde contemporain. Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, l’obsession de l’exactitude réaliste ou la prétention de coller aux gourmandises et aux modes de l’heure ne peuvent produire que des œuvres de deuxième ordre, sans autre horizon que la consommation immédiate.

Pour beaucoup de raisons, qu’il serait trop long d’évoquer ici, le passage de l’écriture d’hier à une expression théâtrale moderne a été difficile : la prééminence totale de la mise en scène, la défiance longtemps affichée à l’égard de la tradition, de la théâtralité et des éléments jusqu’ici reconnus constitutifs de l’œuvre dramatique, mais aussi l’effacement progressif de la critique dans les médias, la dilution de toute référence à un ordre supérieur ou simplement différent de la quotidienneté platement déclinée, la défaite des utopies, etc., tout cela a rendu difficile l’émergence aux yeux du public d’un théâtre contemporain, alors qu’il n’y a jamais eu autant d’auteurs, de pièces écrites, d’œuvres mises en lecture ou en espace. Il y a certes toujours des exceptions à toute description générale – ainsi, le succès inexplicable et soudain de tel ou tel spectacle, ou l’engouement suscité parfois par le retour à des classiques intelligemment relus –, il n’en reste pas moins qu’on redécouvre enfin aujourd’hui un certain nombre de conditions au renouveau de l’écriture théâtrale : une liberté dans la composition et la conduite de l’œuvre, qui se soucie en même temps des conditions de la représentation ; une ouverture délibérée vers le public (le théâtre est le moins narcissique des arts, et le plus strictement condamné à une certaine intelligibilité) ; la liaison avec un monde invisible à l’œil nu et fait de réalités irrationnelles ou innommées ; un certain dynamisme du langage proprement dit, qui redécouvre les ressources négligées ou humiliées de la langue pour imposer une nouvelle appropriation du monde, etc. Tout cela, soit dit en passant, est à l’exact opposé de l’expression télévisuelle.

Mais il y a un autre élément capital dont il faut tenir compte quand on parle de l’écriture théâtrale d’aujourd’hui : c’est le fait que, depuis la commedia dell’arte et le théâtre à machines, il existe un théâtre « à part entière » davantage tourné vers le spectacle, qui s’appuie sur les ressources de l’espace et du mouvement plus que sur l’exploitation du temps, qui exalte les pouvoirs corporels de l’acteur tout autant et davantage que sa sensibilité et sa faculté de dire. Décrit et théorisé dans ses grandes lignes par Craig, réclamé par Artaud avec des ambitions plus hautes, explicité et porté à une sorte de perfection par la danse, ce théâtre détaché du texte est très présent dans la dramaturgie moderne, d’autant qu’il trouve à s’exprimer avec des moyens divers, qu’il s’agisse de la marionnette, des disciplines du cirque, des spectacles de rue, etc. Si l’on prend en compte cet aspect de la question et que l’on observe le retour des grands mythes sur la scène, le renouveau d’un certain comique violemment décapant, l’apparition de jeunes auteurs soucieux du public auquel ils s’adressent, on ne peut pas parler d’une « inadaptation du théâtre à exprimer la crise moderne ». Il s’agit tout au plus d’un malentendu qui a duré pendant vingt bonnes années et qui est en passe d’être levé.

La notion de service public est-elle en danger ?

Cette notion d’un théâtre de service public mériterait d’être soumise à un nouvel examen pour la raison que, formulée au début des années 50 par Jean Vilar, elle a changé depuis d’orientation et de contenu. Aucune activité ne peut être qualifiée en elle-même et pour elle-même de « service public » sans tenir compte des circonstances et de la manière dont elle s’exerce. Lorsque Vilar affirmait qu’il concevait le théâtre comme un service public, au même titre que le gaz et l’électricité, il constatait par là que le théâtre était un art civique, capable non seulement de réjouir les spectateurs, mais de leur apporter connaissance du monde, esprit critique, réflexion sur eux-mêmes et sur la société. Depuis ses origines grecques, le théâtre est considéré comme un art utile à la cité et aux citoyens, qu’il s’agisse de la catharsis qu’il était censé produire ou de l’instruction qu’il était capable d’apporter par le rire (souvenons-nous de l’« Instruire et plaire » retenu par la dramaturgie occidentale depuis Molière). Or c’est cette utilité qui forme l’indispensable assise du service public, puisqu’il ne peut se définir que par rapport à l’intérêt collectif et au bien commun. Que cette utilité soit déniée, que cet intérêt de tous apparaisse comme superfétatoire, qu’en d’autres termes le metteur en scène revendique son art comme autonome et comme cherchant sa perfection dans sa propre forme et dans la qualité de son exécution, et voilà l’idée de service public qui se délite. Si l’artiste veut le pouvoir sans aucun partage, personne ne l’en empêche, mais qu’il ne réclame pas en sus reconnaissance et subventions d’un État à qui il n’est pas plus utile qu’un joueur de quilles, comme disait à peu près Malherbe.

C’est à la veille et au lendemain de 1968 que les choses se brouillent et que les intérêts de l’État et du théâtre, reconnus jusqu’ici comme largement convergents, se séparent : le temps où Jeanne Laurent, la « mère de la décentralisation », bénéficiait de l’appui des artistes et où elle leur accordait une confiance absolue en retour, ce temps-là est révolu d’un seul coup ; dès lors qu’on se met à faire profession de brader la tradition et à affirmer très fort la prééminence du politique sur la scène, cette proclamation aboutit en quelques mois à son exact contraire, c’est-à-dire à la proclamation que le théâtre n’a aucun pouvoir sur la société et sur le monde comme il va. C’est dans les années qui suivent ce chambardement des valeurs fondamentales que se produisent de nombreuses dérives financières, justifiées par les exigences de l’art, et que, toujours au nom de l’art, l’intérêt pour le public de beaucoup d’institutions se relâche spectaculairement.

À partir des années 80, il devient de plus en plus clair que les mots « service public » sont en train de se vider de leur sens et qu’il est urgent de les revivifier. Il ne faut se laisser aller ici à aucune nostalgie : si le théâtre a changé, c’est à l’instar du monde où il s’exerce, et il faut donc raisonner à partir des nouvelles données qui s’imposent à tous et à tout un chacun. À la vérité, à l’exception d’une brève tentative de redéfinition avancée par le ministère de Catherine Trautmann, l’État ne s’est guère intéressé à ce « chantier », comme on aime à dire en termes administratifs : c’est la profession elle-même, à mesure qu’elle se renouvelait et que de nouveaux venus, plus jeunes, accédaient au pouvoir, qui a commencé la révision qui s’imposait. On voit ainsi, dans beaucoup de centres dramatiques nationaux (CDN), se déployer derechef un effort considérable vis-à-vis du public, soit qu’on aille chercher dans les quartiers ou les appartements de nouveaux spectateurs, soit qu’on renoue avec les interventions, les rencontres, les débats (ainsi, à Saint-Étienne, il y a désormais une Comédie des champs, mobile et pourvue de tréteaux, et une Comédie des villes, dans la salle du CDN). Les théâtres du secteur public, y compris les nationaux, s’investissent également de plus en plus dans lycées et facultés et sont parties prenantes dans des projets d’enseignement artistique. Même ouverture vers les prisons, les hôpitaux, les milieux marginaux. Toutes ces démarches ne prennent néanmoins leur effet que si elles ne se proposent pas d’objet thérapeutique ou éducatif au sens normatif du terme, mais s’appuient sur la seule force de l’art.

C’est sur des bases comme celles-ci que peut se refonder la notion de service public au théâtre. Reste, pour conforter ce retour, à chercher et à trouver un répertoire adéquat pour cette nouvelle ambition de présence au monde. Des stratégies variées d’encouragement à l’écriture ont été mises en œuvre depuis 1982 et commencent à porter leurs fruits. Plutôt que de rêver au temps de Vilar et de Dasté, il faut assimiler et s’approprier les leçons données depuis une quarantaine d’années par Ariane Mnouchkine et Peter Brook : tout en développant chacun un art très personnel et d’une haute exigence, ils ont réussi à convaincre un public qu’ils respectaient et aimaient que le théâtre est encore un lieu essentiel pour reconnaître le temps présent, dans ses errances, ses tragédies et ses avancées, et pour se ressourcer dans un plaisir partagé avec l’assemblée des spectateurs. Redisons-le : c’est au prix d’un travail et d’une recherche menés en commun avec les autres créateurs du théâtre (acteurs, musiciens, peintres) que les metteurs en scène trouvent le fondement de la légitimité de leur pouvoir, au service d’un public toujours à convaincre et à renouveler.

Laurent Terzieff

« Je crois que le théâtre est une des dernières expériences qui soit encore proposée à l’homme pour être vécue collectivement. »

Bertolt Brecht [Petit organon pour le théâtre]

« Pour que toutes ces prétendues données puissent devenir objet de doute, il faudrait cultiver cette manière de regarder les choses en étranger, comme le grand Galilée considérant les oscillations d’un lustre. Galilée était stupéfait de ces balancements, comme s’il ne s’y attendait pas et n’y comprenait rien ; c’est de cette façon qu’il découvrit ensuite leurs lois. Voilà le regard, aussi inconfortable que productif, que doit provoquer le théâtre par les représentations qu’il donne de la vie en société. Il doit forcer son public à s’étonner, et ce sera le cas grâce à une technique qui distancie et rend étrange ce qui était familier. »

Louis Jouvet

« Le théâtre n’existe que dans l’acte du théâtre. Dans cette fusion, cette effusion de la représentation. Dans le moment dramatique. A ce moment unique où, les éléments, les participants, auteur, acteurs et spectateurs, entraînés, dépossédés d’eux-mêmes, dessaisis de leurs caractères et de leurs choix, restitués à une sensibilité neuve, à une intelligence souveraine, se fondent et se dissolvent peu à peu les uns dans les autres. A ce moment où ils perdent leurs personnalités, où cette faculté consciente et raisonnante ne résiste plus à la chaleur de l’acte lui-même. A ce moment où, dit le poète français Arthur Rimbaud, « je est un autre que moi ». Par une magie singulière, tous ceux qui franchissent le seuil d’un théâtre subissent en eux-mêmes ce transport, cette modification. Un être nouveau se révèle en eux. Des disponibilités, des facultés nouvelles jaillissent et affleurent, les dotant d’une sensibilité et d’une intelligence neuves. A peine passé la porte du théâtre, que ce soit par l’entrée des machinistes où des artistes, ou que ce soit par le vestibule du contrôle, je est déjà un autre que moi. »

Peter Brook

« C’est ce qu’on appelle la tradition: une chose écoeurante et ennuyeuse si elle est figée, mais qui, si elle s’inscrit dans un long travail, peut vivifier le présent.»

Evelyne Pieiller

« Car la langue de la « culture », telle qu’elle est brandie par ceux qui la financent et bien souvent par ceux qui sont chargés d’en mettre en pratique les objectifs, est bien moins morale et philanthropique qu’il n’y paraît. Elle est même un modèle d’embrouille rhétorique, ce qu’éclaire, au fil d’un bref essai tout à fait tonique, le sociologue et homme de théâtre Michel Simonot (1) : tordue, « retournée », de telle sorte que les questions politiques s’effacent au profit d’une célébration clandestine des objectifs du libéralisme, suavement maquillés en éthique. Quand, par exemple, les autorités de tutelle font de la « démocratisation culturelle » un critère prioritaire pour l’attribution de subventions au « spectacle vivant », l’intention paraît noble, impeccablement démocratique et bienveillante. Mais elle implique de trouver une « offre » correspondant à une « demande » supposée du public « défavorisé » ou « empêché ». La proposition artistique doit ainsi se justifier par sa rentabilité sociale, ce qui a un triple avantage : l’art se dissout dans l’animation ; le système économique et politique qui crée l’inégalité n’est pas mis en cause ; si la démocratisation ne s’accomplit toujours pas, c’est la faute de l’artiste. »

Peter Brook, 1969

Centre international de recherche théâtrale

« Le problème, aujourd’hui, n’est pas de limiter le théâtre à un public en particulier. Au contraire, il s’agit de faire du théâtre une expérience nécessaire, autrement dit, une activité sociale qui soit essentielle à toute communauté. Cet objectif ne peut être atteint en vulgarisant le théâtre de façon naïve, ni en adaptant le théâtre aux goûts de ses différents publics, ni non plus en limitant le théâtre aux attentes et aux critères d’une élite.

Un tel théâtre ne peut advenir que s’il va à la recherche d’un nouveau public et vise à servir tous ceux des membres de la communauté qui voient dans le théâtre une possibilité de renouveau pour eux-mêmes. »

Jacques Livchine

(inspiré par la fête des morts le 1er novembre 2021 à l’âge de 78 ans ou 28 755 jours de vie sans métastase)

« Je suis né au théâtre dans les années 1968.

En ce temps -là tout était simple : on n’avait qu’un seul but : jouer pour celles et ceux qui ne mettraient jamais les pieds dans un théâtre.

Notre ennemi n° 1 c’était le public qui allait au théâtre trois fois par mois et qui fréquentait les lieux culturels légitimes.

Pas question de jouer dans les centres villes. Nous n’avions qu’un seul mot à la bouche : jouer pour les défavorisés dans les lointaines banlieues.

D’ailleurs nos financeurs nous le rappelaient, nos subventions devaient servir à gagner les exclus de la culture.

Alors par provocation et humour nous avons joué pour les chiens, oui, le théâtre pour chiens a fait longtemps partie de notre répertoire.

Je croyais dans la mixité sociale, dans le théâtre de la diversité.

Avoir un ouvrier ou une femme de ménage dans la salle, c’était pour nous la suprême réussite.

Et moi je continuais mon théâtre pour les pauvres, les rejetés de la société.

On a fait une pièce sur le football : « phénoménal footballD car il fallait que nos sujets touchent le populaire.

Notre ennemi N° 1 s’appelait la Comédie Française et son public moisi, ou les théâtres Nationaux, avec les auditeurs de France Inter France Culture, France Musique, lecteurs du Monde et de Télérama, tous plus que cinquantenaires pour lesquels nous avons bien- entendu un profond mépris

Les Centres Dramatiques Nationaux faisaient eux aussi partie de notre haine sociale, nous dénoncions haut et fort leur public TLM ( Toujours les Mêmes ). D’ailleurs très vite ils ne nous ont plus jamais invités.

Au bout de cinquante ans, nous faisons notre bilan.

Oui, nous avons touché du public populaire dans nos fêtes urbaines , le carnaval des ténèbres ou le réveillon des boulons

Oui nous avons inventé le Kapouchnik qui touche aussi un public de gens modestes. On ne paie content qu’à la sortie.

Nous avons inventé des ateliers pour des marginaux en errance sociale et scolaire.

Nous avons fait trembler tous les paramètres du théâtre habituel en pratiquant l’art furtif, les impostures, des brigades d’intervention théâtrales, des pièces de dix minutes ou de sept heures toute la nuit. Du théâtre dans les forêts dans les prés, sur les chemins.

Jamais nous n’avons cherché le succès, qui pour nous représentait la plus grande des déchéances.

Nous avons fait tout ça, avec cependant quelques accrocs à nos objectifs : l’Opéra Bastille, le festival d’Avignon IN, même un succès dans le Off, et aussi l’hôtel Lutetia uniquement pour la grande bourgeoisie et ses visons.

Il y a eu malgré tout des grandes tournées internationale où là on nous reconnaissait comme des gens importants du paysage théâtral.

Et encore la direction d’une Scène Nationale que nous avons démonétisée pendant neuf ans en y pratiquant le théâtre de rue, la plaisanterie et même en remplissant le théâtre de jeunes à casquette et de clochards et d’Emmaus etc.

Le résultat est clair : au bout de cinquante ans nous sommes considérés comme les gilets jaunes du théâtre, des animateurs plus que des artistes, des fous sympathiques et brouillons.

Notre carrière n’aura été que descentionnelle. De Paris nous sommes passés en banlieue, puis grande banlieue puis exilés dans une sous préfecture du Doubs et terminant notre vie dans la friche d’une bourgade de 15000 habitants dont personne ne connait le nom au delà des frontières de la Franche -Comté.

Hervée de Lafond ma complice depuis un demi- siècle me confie : je suis fière de ce que l’on a fait, très fière même, et si nous ne sommes pas reconnus c’est que les experts qui fixent les valeurs théâtrales ne s’appellent plus Firmin Gémier Jean Vilar, Jacques Lecoq ou jacques Copeau, mais ne sont que de médiocres personnages que l’histoire a déjà oublié. »

Laurent Terzieff, 2001

« J’ai bon espoir pour le théâtre s’il refuse à la fois la facilité et l’imposture intellectuelles, s’il ne se constitue pas en entreprise spécialisée, installant ses derricks autour de gisements de textes fondamentaux, éternellement sujets à la glose, s’il ne prend pas le public pour un écolier, un otage ou pire un touriste en créant un mouvement soi-disant culturel et artistique qui tient plus de la mode que de la véritable recherche, avec juste ce qu’il faut de scandaleux et de folklorique pour émoustiller la foule et que le public vient visiter comme une curiosité qu’il faut avoir vue pour être dans le coup, s’il continue de refléter nos rêves, nos aspirations, nos illusions, nos combats, nos échecs, nos angoisses et aussi nos mensonges et nos erreurs, et tout ça… pour la joie, pour la peine, pour unir nos solitudes, et aussi, pourquoi pas, pour rire !

J’ai bon espoir pour le théâtre si on le laisse aller vers la vie. »